Le regard droit devant lui, le gars passe sans ralentir devant la table des entrées, comme s’il ne l’avait pas vue. La bénévole assise derrière l’interpelle gentiment : « hé ho, il faut donner quelque chose ! ». Comme s’il était surpris, le gars s’étonne : « Ah bon, c’est payant ? je savais pas. » « Hé si, c’est écrit sur les affiches, tu n’as pas vu ? C’est prix libre et conscient, tu donnes comme tu veux ». L’air embêté, le gars fouille laborieusement ses poches et en extirpe finalement quelques piécettes qu’il met dans le panier, et s’éloigne en direction de la salle de concert. La bénévole observe, dubitative, l’obole qu’il vient de laisser. 18 centimes ! Lorsque les 120 personnes que rassemblera la soirée auront tous apporté leur participation, il y aura 180 euros dans la caisse. Soit 1 euro 50 de participation moyenne. Sur scène, le groupe dont je fais partie aligne 5 musicien.ne.s. Nous venons de gagner 36 euros par personne ! Alors que les charges sociales des professionnels s’élèvent à 80 euros par personne, que nous avons fait 800 kilomètres pour venir faire quelques concerts dans ce coin de France que nos aimons tant, que nous avons mis des heures à nous installer, des mois à créer et répéter notre répertoire, des années à nos former. La soirée est une réussite d’ambiance chaleureuse, de réactivité du public, d’énergie, de sourires… mais nous sommes dégoûtés.
Au début des années 2000, quand cette manière participative et inclusive de gérer l’argent s’est largement répandue, cela nous a à toutes et tous semblé de bonnes idées. Nous même membres de réseaux plutôt alternatifs, vivant assez sobrement, nous comprenions bien l’intérêt de permettre à chacun d’assister à des événements en donnant ce qui était adapté à son budget.
Quelques années après, on le sent bien : ça ne marche pas de manière satisfaisante. Dans la plupart des cas, la recette récoltée ne permet pas aux artistes professionnels de toucher des cachets.
D’une manière générale, les participants mettent moins dans le chapeau que ce qu’ils paient ordinairement pour une entrée de concert, et une partie ne mettent rien du tout. Tout cela varie énormément selon les milieux et les habitudes de chacun, mais je dirais que la participation moyenne à laquelle je suis confronté dans ma pratique personnelle est de l’ordre de 3 ou 4 euros par personne, voire moins. Pour les moins riches qui ne peuvent pas fréquenter les concerts aux entrées, cela semble normal et légitime, et cela aide l’artiste qui touche ainsi quelques euros de plus. Mais que penser de celles et ceux qui paient ordinairement et sans problème 10 ou 15 euros et donnent trois fois moins, jusque parce qu’ils en ont la liberté ? Tout en consommant 12 euros de boisson dans la même soirée ?
Du point de vue de l’organisateur, engager artiste au chapeau est une « bonne » opération, qui permet de profiter de sa présence – qui va attirer du monde, améliorer l’ambiance, etc – tout en le laissant porter seul le risque financier.
Du point de vue de l’artiste, le fonctionnement au chapeau ne constitue une bonne opération que dans le cas où les participants sont nombreux et qu’ils donnent une somme suffisante. Ces deux conditions peuvent tout à fait être réunies, mais cela nécessite une implication forte de l’organisateur. Réussir à rassembler beaucoup de monde n’est jamais assuré car cela dépend de nombreux facteurs extérieurs, mais une chose est certaine, faire une communication efficace, large et renouvelée est indispensable. Et, encore plus important, l’organisateur doit s’impliquer dans le fait que les gens participent financièrement au mieux de ce qu’ils peuvent. Un chapeau, cela se gère. Il faut le faire passer, non pas de main en main au bon vouloir du public car il finira rapidement abandonné sur une table, mais apporté auprès de chacun, en l’expliquant, en l’argumentant, avec le sourire, sans être lourd mais de manière affirmée. Et plusieurs fois si besoin, par exemple lorsque la soirée dure longtemps et que les publics se succèdent.
Hélas, bien souvent ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Les organisateurs d’événements au chapeau sont souvent peu au fait des pratiques de comm’, ou peu connectés à des publics dépassant leurs réseaux habituels, ou ne prennent pas le temps de faire le travail (peut-être parce qu’ils ne risquent rien ?). Résultat : les publics sont parfois clairsemées. Durant l’événement, trop occupés ou trop peu concernés, ou peut-être intimidés par l’audace que demande la démarche, ils ne gereront pas le chapeau, qui rester posé dans un coin (quand il n’est pas carrément oublié), au bon vouloir des spectateurs qui feront la démarche de le chercher.
Voilà pourquoi nous sommes nombreux à tester d’autres modes de fonctionnement, qui soient à la fois inclusifs et réalistes pour les artistes. En voici quelques-uns, dont certains sont classiques, et d’autres moins. Je les ai classés du plus ouvert au plus fermé.
Le chapeau
Chacun est libre de mettre ou de ne pas mettre, et chacun met ce qu’il veut, au moment de l’événement qui lui convient. On a longuement évoqué les avantages et inconvénients.
L’entrée à prix libre
Tout le monde doit mettre quelque chose à l’entrée, mais chacun met ce qu’il veut.
La nuance entre le chapeau et l’entrée à prix libre est ténue mais d’importance. L’entrée à prix libre implique la présence d’une personne qui reçoit les paiements avant l’entrée dans l’enceinte de l’événement. Cela évite que des gens n’oublient le chapeau, ou ne le trouvent pas, ou décident de ne rien y mettre.
L’entrée à prix libre « en conscience«
Tout le monde met quelque chose à l’entrée. Chacun est incité à mettre une somme équitable pour l’artiste.
Cette pratique, de plus en plus courante, s’accompagne souvent d’une explication détaillée des coûts de l’événement, qui permet à chacun d’alimenter sa réflexion.
L’entrée à prix libre avec minimum obligatoire
Tout le monde met la somme minimum en arrivant, et chacun est invité à mettre plus s’il le peut.
Une pratique de plus en plus courante pour éviter les participations trop basses. Par expérience, on constate cependant que l’immense majorité des gens mettent la somme minimum. est-ce corrélé avec leurs possibilités réelles de mettre plus
L’entrée à prix fixe + chapeau
Tout le monde met le prix fixé à l’entrée, et chacun peut ajouter la somme de son choix dans le chapeau à tout moment de l’événement.
Voilà une solution mixte intéressante. Le prix fixe doit être accessible à tout le monde (par exemple 5 €), et le chapeau, s’il est correctement géré (voir texte ci-avant) pourra rapporter significativement plus si les gens apprécient l’artiste (j’ai constaté de l’ordre de 50% de plus)
L’entrée à prix fixe haut avec possibilité de mettre moins
Tour le monde est invité à payer le prix annoncé. Ceux pour qui cela dépasse les possibilités mettent ce qu’ils peuvent.
Le tarif annoncé correspond à ce que les organisateurs estiment adapté pour pouvoir assumer correctement les frais de l’événement – et notamment les cachets des artistes. Ce fonctionnement pourrait sembler proche dans le principe de l’entrée à prix libre avec minimum obligatoire puisqu’on peut choisir entre un tarif « bas » et un tarif « haut ». Mais l’incitation est différente, puisqu’elle privilégie le tarif haut. Le spectateur qui doit demander une baisse de tarif, ce n’est pas forcément confortable, attention à ne pas le culpabiliser.
L’entrée à prix fixe
Tout le monde paie la somme demandée à l’entrée.
C’est la bonne vieille méthode du tarif obligatoire pour toutes et tous. Le spectateur n’a aucune marge de manœuvre sur la manière dont il participe financièrement, tout est décidé par l’organisateur. C’est à priori la négation de toutes les réflexions sur les paiements participatifs (bien qu’il soit possible de proposer plusieurs tarifs en fonction de critères fixés par l’organisateur : chômeur, enfant, familles…). Et pourtant, il serait dommage de jeter ce fonctionnement aux oubliettes. Du point de vue de l’artiste, c’est celui qui offre la plus grande sécurité, et il ne constitue pas un repoussoir pour les publics. A mon petit niveau de programmateur local, j’ai constaté que certains spectacles à prix fixe attiraient autant de monde, et pour une part importante, les mêmes personnes, dont certaines assurément peu riches. Une manière intéressante aussi en ce qu’elle oblige chacun à réfléchir sur ses choix financiers et sur son rapport à la culture et au spectacle.
Il existe dans doute plein d’autres fonctionnements, je suis curieux de les découvrir et d’en avoir vos commentaires.
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